Indonésie.
Cérémonies, rites, festivités, célébrations, commémorations...
Couverture : Mais où est donc le photographe?
Photo Hengky Dotulong
Sommaire
Editorial : Donnons la Parole à Pram !, Johanna Lederer
Poème d’ouverture : Aku Ingin bercerita, Aliyah Purwanti
Rubrique : L’indonésien, une langue exotique ?, Claude Hagège
Pratiques musulmanes : Istighasa, Ahmad Baso et Ulil Abshar Khadrawi; Références coraniques au Ramadan, André Möller
Danse : Le Baris, Gilles Mathiot
Impressions de voyage : Les poupées parées aux visages d'or, Martine Estrade
Analyse littéraire : Poésie et religion chez Tatengkeng, Étienne Naveau
Humeur d’humour : Au Pays du Mensonge, Adriaan van Dis
Conte : Le Trésor du Dragon, Nathalie Belin-Ridwan
Plaidoyer : Et si on s’asseyait sous un banian pour discuter ?, Inigo Jones
Nouvelle inédite: Le silence danse au point du jour, Radhar Panca Dahana
Poème de clôture : Pesta Tahun Baru, Toeti Heraty
Editorial
Johanna Lederer
Donnons la Parole à Pram !
Je suis étonnée. Peinée.
Un écrivain indonésien disparaît.
Un homme s'est battu toute sa vie pour la liberté de son pays, l'Indonésie.
Il meurt un 30 avril.
Comme d'autres.
Revel, Fraenkel, ce jour-là, en France. On en saura beaucoup.
On demeurera muet sur Pramoedya Ananta Toer, à de rares exceptions près.
Donnons la parole à Pramoedya.
Pram, comme on l'appelle affectueusement en Indonésie et dans le monde entier où on le connaît, n'était pourtant pas un quelconque écrivain. Auteur d'une œuvre abondante, plus de trente livres, de nombreux articles et essais, d’une volumineuse encyclopédie sur l'histoire de l’Indonésie, interrompue le 30 avril dernier, il a également été acteur d'une histoire sanglante. A travers ses œuvres, il témoigne, sur l'accouchement douloureux d'une nation, sur la cruauté de ceux qui la dirigent, grands ou petits dignitaires, sans prendre garde aux terribles risques physiques, sans plier devant aucune autorité, sans relâche...
L’homme suscite trois sortes de sentiments : on adore ses livres, mais on déteste l'homme politique; on n'apprécie pas du tout son œuvre, mais on respecte la droiture et le courage de l'écrivain; ayant lu son œuvre, sondé ses convictions, on n'affectionne ni l'un, ni l'autre. On peut bien sûr n'avoir d’estime ni pour le romancier, ni pour l'homme parce qu'on n'en avait pas la moindre idée ... "Tiens ! Je ne savais pas qu'il était vivant, eh bien, maintenant je sais qu'il est mort", qui n'a pas eu cette réflexion, à un moment ou à un autre, en parcourant les pages nécrologiques des quotidiens.
Des trente-sept pays qui ont rendu hommage à Pramoedya Ananta Toer (tous ceux où ses œuvres ont été traduites), seule la France se serait montrée inculte ?
La France où avoir de l'esprit est une condition nationale sine qua non d'appartenance à la (bonne) société ... La France, l'exception culturelle, dont la figure de proue est une Marianne raffinée à l'esprit vagabond, mais aussi bonne fille, prête à enfanter pour la nation une robuste progéniture de penseurs non conformistes, d'écrivains révolutionnaires, d'hommes d'état humanistes ...
Que s'est-il passé ?
J'ai rencontré Pram tard, très tard. Il était déjà sourd. Mon premier souvenir de lui fut un gros plan sur son oreille de laquelle mes lèvres devaient s'approcher pour lui glisser littéralement quelques mots. En 1965, dans la nuit, des militaires l'ont pris à son domicile, lui ont lié les mains dans le dos, lui ont noué une corde autour du cou et l'ont jeté dans un camion. Il a eu le temps de demander qu'ils interviennent auprès de la foule furieuse qui était en train de brûler ses livres, les volumineux matériaux historiques de ses vastes archives. Ils ont répondu par un coup de baïonnette sur la tête.
Il sera sourd le restant de sa vie.
Il passera les quatorze années suivantes dans le sinistre bagne de l'île de Buru, réservé aux opposants politiques du président de l'époque, le général Suharto. Pramoedya, longtemps privé de papier et de stylo, y a survécu, d'abord en racontant des histoires à mesure qu’il les inventait à ses co-détenus, en rédigeant secrètement lettres et essais qui ont donné par la suite un récit plus ou moins autobiographique, "Le chant silencieux d'un muet". Jamais il n'aurait pu s'imaginer survivre à ces notes de Buru.
Moins encore qu'en 1998, il ferait une tournée de promotion pour ce livre, à l'âge de 74 ans. Lui, qui, après avoir été libéré du camp, s'est vu interdit de publication et assigné à résidence jusqu'à la chute de son ennemi juré Suharto en mai 1998, a entamé un vaste tour du monde, "Le chant silencieux d'un muet" sous le bras. Fait intéressant, ce livre fut d'abord édité en Europe avant de l'être en Indonésie.
Pourquoi n'est-il pas traduit en français ?
Prenons l'exemple du roman "Le chant silencieux d'un muet" : c'est un témoignage extraordinaire sur sa captivité, une introspection poignante, une sorte de testament pour ses enfants, leur prodiguant conseils et encouragements. Ce livre m'a profondément marquée. Voir Pramoedya l'indomptable en butte aux règles si absurdes de la discipline, soumis à un labeur de bête de somme, assister à la braderie de la vie...
Si l'histoire peut paraître particulière à une époque et à une région, la souffrance des années perdues par la brutalité des oppresseurs est universelle .
On demandait souvent à son premier éditeur, Joesoef Isak de Hasta Mitra (le nom de cette maison d’édition signifie « un coup de main ») pourquoi le gouvernement suhartien avait tellement peur de Pramoedya au point d'interdire tous ses livres. Je me demande aujourd'hui pourquoi la littérature indonésienne avec Pram comme son porte-parole le plus important, est si peu prise en compte ici.
Il ne manque ni traducteurs de premier plan, ni spécialistes de la littérature indonésienne en France.
Un général indonésien, Nasution, aurait déclaré en 1965 que la calomnie est pire que la terreur ou le massacre. Joesoef Isak rétorque que c'est le terrorisme de la bêtise qui dépasse tout, calomnie et massacre. Cette formule, exagérée, est néanmoins recevable. Bâillonner un écrivain de cette stature, c'est du même coup réduire au silence tous ceux à qui est interdit l'accès à la culture, le dépassement de soi.
Donnons la parole à Pram !
Je voudrais plaider, non pas pour Pramoedya Ananta Toer dont le talent et la dimension n'ont que faire de mes efforts, mais pour une plus large diffusion de ses œuvres outre les cinq romans parus en France à ce jour. Quand j'entends dire qu'il est connu parce que militant, je pense que c'est une erreur de jugement, compréhensible à la rigueur. Il y a peu d'analyses littéraires consacrées aux auteurs indonésiens à la disposition du grand public en France. Quand j'entends encore dire que la littérature de Pramoedya n'est pas accessible au lectorat français car elle manquerait de "vécu personnel", je ne suis pas d'accord. S'il est vrai que son œuvre est souvent traitée à travers le filtre de l'histoire contemporaine, elle comporte aussi d' étonnantes réflexions sur la culture, l'identité nationale, elle comprend des romans puissants où sont examinés le féodalisme javanais et le colonialisme occidental, propose des histoires remplies de bruit et de fureur, d'amour et de romance ...
Loin d'être un intellectuel dans sa tour d'ivoire s'adressant à un nombre réduit de privilégiés, pour qui veut bien entendre Pramoedya, sa voix intime parcourt toute son œuvre. Pram aime raconter des histoires. A tous, gens du peuple, ou gens cultivés. Il avait ainsi préfacé "L'histoire de Siti Mariah" (interdit également sous le régime Suharto !), un roman de gare écrit par Hadji Moekti au début du vingtième siècle. Dans l'introduction, il explique pourquoi il croit en ces romans populaires, il estimait que ceux-ci furent les premiers pavés de la route qui a mené les écrivains indonésiens vers la littérature moderne.
Pramoedya ne fait pas la confusion entre l'auteur et le narrateur. Il raconte, il transmet. Il s'abstient de se mettre en scène.
Une fois l'histoire racontée, le livre ne semble plus lui appartenir : il ne relisait jamais ses manuscrits une fois tapés à la machine, encore moins une fois publiés.
Je pense que l'œuvre de cet écrivain authentique, doublé d'une conscience aiguë mérite attention, analyses littéraires, biographies et une large diffusion en France.
S'il revendique que ce qu'il a écrit ne lui appartient plus, puisse son œuvre appartenir un jour prochain aux lecteurs français!
Il n'en serait que temps.
Livres de Pramoedya Ananta Toer, traduits en français :
Corruption, traduit de l'indonésien par Denys Lombard, éditions Picquier.
La vie n'est pas une foire nocturne, traduit de l’indonésien par Henri Chambert-Loir et Denys Lombard, Gallimard.
Le Fugitif, traduit de l'indonésien par François-René-Daillie , Plon.
Le Monde Des Hommes, traduit de l'anglais par Michèle Albaret Maatsch, Payot-Rivages.
Gadis Pantai, La Fille Du Rivage, traduit de l'indonésien par François-René Daillie, Gallimard
2004, Pram dans le jardin de sa maison à Bojong Gede (Java),
photo par Maya Sutedja Liem.